Tout au long de l'année 2022, Bretagne Grands Migrateurs lance une chronique sur l'anguille européenne "Une année avec... l'anguille !". Aujourd'hui, le onzième épisode : Le long voyage du retour vers les Sargasses.
A l’heure de migrer vers la mer, c’est une véritable métamorphose que vit une deuxième fois l’anguille ! Influencée par la température, la photopériode et le débit, l’anguille va subir de profondes modifications physiologiques, physiques et comportementales pour s’adapter à la vie en mer et rejoindre la mer des Sargasses pour se reproduire. Puis sonne le départ vers la mer à l’automne au profit d’une crue… En Bretagne, près de 140 000 anguilles argentées (1) se lancent chaque année dans leur migration vers la Mer des Sargasses qui reste encore aujourd’hui semé d’embûches et empli de mystères…
Les grands préparatifs de départ
En fonction de sa croissance et de sa maturation (elles-mêmes dépendantes de la température, de la photopériode et du régime alimentaire de l’individu), l’anguille jaune se prépare à son ultime voyage transocéanique après 5 à 20 ans passés à grandir (=> cf. article 8 de la chronique « Une année avec l’anguille »). Quelques mois avant sa migration, elle accumule les réserves graisseuses nécessaires à sa vie jusqu’en mer des Sargasses puis vers le mois d’août, elle se métamorphose en anguille argentée :
- Ses yeux grandissent et changent de pigments pour une meilleure vision abyssale,
- Ses nageoires pectorales s'allongent, devenant plus pointues et mieux adaptées à la nage pélagique en grandes profondeurs,
- Sa peau s’épaissit pour lutter contre les échanges de sel,
- Sa couleur change pour mieux se confondre dans son environnement : la guanine, pigment brillant, masque sa couleur jaune et donne un aspect argenté à son ventre et sombre à son dos.
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C'est parti !
Le déclenchement de la dévalaison vers la mer intervient à maturité physiologique de l’anguille et en réponse à des facteurs environnementaux déclencheurs comme l’augmentation des débits (pluies, inondations, ouvertures de barrages, et dépression atmosphérique) et des conditions de faible luminosité (augmentation de la turbidité et des phases de lune). La dévalaison se déroule chaque année principalement à l’automne et de nuit.
La migration des anguilles argentées débute par la dévalaison des cours d’eau jusqu’à la mer, profitant d’une crue et portées par le courant. En Bretagne, elles se heurtent notamment aux barrages qui provoquent :
- des ralentissements voire des blocages lorsqu’il n’y a pas de surverse : l’effet bloquant sur une année aurait un impact non négligeable sur le long terme par l’augmentation du temps et de la distance de migration de reproduction, diminuant la part d’énergie allouée à la reproduction (il est d’ailleurs possible que les anguilles, n’ayant pas réussi à migrer cette année, n’aient pas l’énergie nécessaire pour attendre la prochaine fenêtre de migration) (2).
- des blessures voire des mortalités lorsqu’ils sont équipés de turbines hydro-électriques : en Bretagne, ces mortalités ont été évaluées à 3,3 % de la production en Bretagne (soit 9 411 anguilles argentées) (3).
Les anguilles argentées gagnent enfin le large et, vivant sur leurs réserves de graisse, mettent près de 6 mois pour parcourir les quelques 6 000 km qui les séparent de leur lieu de reproduction, dans la mer des Sargasses. Au début de leur voyage, les anguilles progressent en profondeur, à plus de 30 km par jour.
Un voyage vers les Sargasses encore méconnu…
En 2016, un vaste programme de recherche européen avait réussi à suivre des anguilles argentées, grâce à des balises, sur plus de 3000 kilomètres. Lors de ce voyage, ces anguilles marquées parcouraient 50 km en moyenne par jour et plongeaient quotidiennement à des profondeurs de 600 à plus de 1000 m. Leur route migratoire convergeait toutes vers les Açores, quelle que soit leur point de départ en Europe. Malheureusement, aucune anguille marquée n’avait dépassé l’archipel situé à plus de 3000 km vers le sud-ouest de la mer des Sargasses, soit 1/3 du voyage théorique ! (4)
Plus récemment, des travaux ont proposé une nouvelle hypothèse : les géniteurs seraient capables de se repérer et de s’orienter vers l’ouest vers les Açores quel que soit leur point de départ. Une fois aux Açores, ils suivraient la dorsale médio-atlantique vers le Sud-Ouest jusqu’à ce qu’ils détectent un changement brutal de la température de l’eau. Ce front thermique, qui est d’ailleurs la température de ponte idéal, se situe à 1000 km à l’est de la bordure de la mer des Sargasses (5).
Ce n'est, semble-t-il, qu'au terme de ce voyage que les anguilles deviennent aptes à se reproduire. Mais on n'a jamais encore observé d'anguilles adultes en mer des Sargasses. Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait exact... Près d’un siècle après que le biologiste J. Schmidt a émis l’hypothèse que l’anguille européenne se reproduisait dans la mer des Sargasses, une équipe de chercheurs a publié en octobre 2022 la première preuve directe de présence d'anguilles européennes adultes migrant vers leur lieu de reproduction présumé dans la mer des Sargasses ! Elle a en effet réussi à suivre 26 anguilles femelles depuis 2 rivières des Açores jusqu’à l’intérieur de cette zone subtropicale de l’océan Atlantique. Les individus marqués ont parcouru les 2500 kilomètres pratiquement en ligne droite, en 1 an, à une vitesse inférieure à 12 km/jour (6).
Sources
- (1) BRIAND, C., BEAULATON, L., CHAPON, P.M., DROUINEAU, H., AND LAMBERT, P. 2018. Eel density analysis (EDA 2.2.1) Escapement of silver eels (Anguilla anguilla) from French rivers. 2018 report. Technical report, ONEMA- EPTB Vilaine, La Roche Bernard
- (2) DANET V., TRANCART T., ACOU A., CHARRIER F. & FEUNTEUN E., 2020. Etude de l’échappement d’une AEP grâce à la télémétrie acoustique : Cas des anguilles argentées du Frémur pour la saison d’avalaison 2018/19 (projet Bois Joli Suite). MNHN, Fish-Pass, Cœur Emeraude. 50 pages + annexes
- (3) BRIAND C. LEGRAND M., CHAPON P.-M., BEAULATON L., GERMIS G., ARAGO M.-A., BESSE T., De CANET L., STEINBACH P., 2015. Mortalité cumulée des saumons et des anguilles dans les turbines du bassin Loire-Bretagne. EPTB Vilaine, LOGRAMI, OFB, BGM. 124p + annexes
- (4) RIGHTON, D. ET AL. Empirical observations of the spawning migration of European eels: the long and dangerous road to the Sargasso Sea. Sci. Adv. 2, e1501694 (2016). https://doi.org/10.1126/sciadv.1501694
- (5) CHANG, YL.K., FEUNTEUN, E., MIYAZAWA, Y. ET AL. New clues on the Atlantic eels spawning behavior and area: the Mid-Atlantic Ridge hypothesis. Sci Rep 10, 15981 (2020). https://doi.org/10.1038/s41598-020-72916-5
- (6) WRIGHT, R.M., PIPER, A.T., AARESTRUP, K. ET AL. First direct evidence of adult European eels migrating to their breeding place in the Sargasso Sea. Sci Rep 12, 15362 (2022).
Rendez-vous fin décembre pour le prochain épisode !
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