Biologie de la truite commune
Truite de mer ou truite résidente ?
Issu de la publication : Nevoux M, Finstad B, Davidsen JG, et al. Environmental influences of life history strategies in partial anadromous brown trout (Salmo trutta, Salmonidae). Fish Fish. 2019;00:1–32. https://doi.org/10.1111/faf.12396
La truite commune est une espèce à forte capacité adaptative. Elle regroupe trois formes écologiques : La truite de rivière (ou truite fario), la truite de mer et la truite de lac qui n’est pas présente dans les cours d’eau bretons et qui adopte, comme la truite de mer, une robe plus ou moins argentée.
Truite fario (© P. Rigalleau) | Truite lacustre (© G. Paquet) |
Il n'existe pas de différence génétique entre les formes "marine", "rivière" et "lac" de la truite. Le caractère migratoire n'est que pour partie héritable, c'est-à-dire que la truite a la capacité de développer une forme biologique à partir d'une autre. Cette hérédité partielle est toutefois plus élevée lorsque ces parents sont truites de mer. Des études récentes suggèrent des différences dans l'expression des gènes influençant le cycle biologique des deux phénotypes de la truite. Il a été constaté que les truites migrantes et résidentes de la même zone présentaient des profils d'expression génique différents, tandis que des populations géographiquement éloignées avec la même histoire de vie présentaient une expression génique similaire. Ainsi, l'expression des gènes semble être influencée par l'environnement et les interactions entre les gènes et l'environnement qui déterminent le cycle biologique et les décisions de migration.
Les liens sont forts entre les formes "rivière" et "marine", les interactions biologiques jouant sur les stratégies de recrutement et les stratégies d’histoire de vie des truites. En effet, il n’existe pas, dans les cours d'eau côtiers, deux tactiques de vie distinctes chez la truite mais un continuum s'exprimant à la fois dans le temps (âge de maturation, espérance de vie) et dans l'espace (distance de migration). Ces tactiques, différentes selon le sexe et l'année, sont sous le contrôle du taux de croissance aux stades juvéniles. Le ralentissement de la croissance ou une diminution du « surplus d’énergie allouable à la croissance » (à cause d’une limitation de la nourriture disponible ou accessible par exemple) pousserait les jeunes à partir en mer.
Représentation schématique des stratégies d’histoires de vie de la truite et de certaines des principales menaces affectant son abondance (© Bengt Finstad and Kari Sivertsen, NINA)
La décision de migrer chez un individu est un compromis entre les avantages et les coûts dans l’objectif de :
- Grandir
La croissance est généralement plus élevée en mer qu'en eau douce. La migration alimentaire est une alternative viable si les habitats éloignés offrent de meilleures opportunités de croissance sans diminution disproportionnée de la survie. Mais pour que l'anadromie soit une tactique viable du cycle biologique, le taux de croissance des poissons anadromes doit être plus élevé que celui des résidents d'eau douce correspondants.
- Améliorer la survie
Lors de la migration marine, la mortalité est plus élevée qu'en eau douce, la truite de mer étant confrontée à des taux de prédation élevés au début de la migration maritime lorsqu'elle est petite et traverse la zone estuarienne. Mais en migrant, la truite de mer peut éviter des conditions environnementales défavorables dans le cours d'eau d'origine (sécheresse, …).
- Améliorer la fécondité
Avec une taille corporelle plus grande, la truite de mer augmente la production de gamètes et la capacité concurrentielle directe sur la frayère, et ainsi obtenir un succès reproducteur accru. La taille des œufs augmente avec la taille de la mère, et avec l'augmentation de la taille des œufs, la croissance précoce et la viabilité de la progéniture augmentent. Toutefois, lorsque le taux d’oxygène est faible et/ou qu’il y a colmatage, les gros œufs sont défavorisés en raison d’un rapport surface/volume défavorable. Un autre avantage pour la progéniture des femelles anadromes peut provenir d'une date d'éclosion plus précoce dans la saison, comme cela a été rapporté chez la truite commune anadrome.
L’hiver et le début du printemps semblent être une période critique au cours de laquelle la décision est prise quant à l'opportunité de migrer vers une meilleure zone d'alimentation. Les facteurs environnementaux influençant la croissance au début de la vie sont probablement les principaux indices sur lesquels la décision est prise :
- La disponibilité alimentaire : moins il y a de nourriture, plus grande est la proportion de truites migratrices.
- Les conditions thermiques : une température élevée permet une consommation alimentaire plus élevée, mais augmente également les coûts d'entretien et peut accélérer les pénuries d'énergie.
- Les conditions hydrologiques : des conditions d'écoulement inappropriées dans les cours d'eau sont susceptibles de conduire à la propension à migrer vers la mer.
- La densité-dépendance / la compétition interspécifique : Une concurrence accrue pour la nourriture et l'espace à haute densité entraîne moins de résidents, les migrants maximisant leur croissance en se déplaçant vers la mer.
- La prédation
Le milieu marin agit quant à lui comme un filtre sélectif sur l'anadromie, et toute augmentation de la mortalité en mer et de la croissance est susceptible de contribuer à la réduction de l'abondance de la truite de mer dans l'espace et dans le temps. Ainsi en quelques générations seulement, des conditions environnementales modifiées peuvent mettre fin à la tendance à migrer. De même, l’habitat de reproduction influence la détermination de la fréquence, de l'abondance et du sex-ratio de la truite anadrome (accessibilité au site de frai, qualité de l’habitat, conditions hydrologiques et thermiques, …). Mais l’Homme joue également un rôle majeur. Changement climatique, pêcheries, aquaculture, dégradation de la qualité des habitats, développement côtier… sont autant de menaces qui aujourd’hui participent aux changements d’équilibre entre les formes « résidentes » et migratrices voire au déclin des populations de truites de mer dans certaines régions…
Cycle de vie de la truite de mer
La truite de mer est un migrateur amphihalin anadrome. Sa biologie est très proche de celle de la forme rivière à l'exception de la phase adulte qui se déroule en mer.
La remontée des géniteurs en eau douce
Les adultes remontent les cours d'eau entre mai et janvier pour se reproduire.
A l’âge adulte, les truites de mer, lors de leur migration vers les frayères, vivent principalement la nuit, où elle gagne les zones de courant. Le jour, elles restent passives sur le fond, bien à l’abri sous des blocs rocheux dans des cavités sous les berges, sous les bancs de macrophytes, ou tout autre obstacle l’abritant du courant.
La reproduction
La reproduction se déroule de mi-novembre à janvier. Les femelles vont dans un premier temps explorer le lit du cours d’eau pour déterminer le futur site de ponte. Une fois le site choisi, c’est la femelle qui creuse la frayère - dépression d’une trentaine de centimètres - par de rapides battements de la queue en nageant sur le flanc. Elle est le plus souvent accompagnée de plusieurs mâles mais seul le mâle dominant assurera la fécondation des œufs.
Quand vient le moment de la ponte, la femelle « s’accroupit » dans le nid, touchant le gravier avec sa nageoire anale en érection. Le mâle et la femelle relâchent ensuite leurs gamètes de manière simultanée, tout en étant flanc contre flanc, le bec grand ouvert. Une fois les œufs déposés par la femelle, elle gratte rapidement pour les recouvrir. Normalement nocturne, la ponte peut devenir diurne pendant la période d’activité de frai maximale. Les œufs sont pondus en une ou plusieurs fois, dans la même frayère ou dans plusieurs nids distincts. | Frayère de truite de mer (© NGM) |
Le nombre d’œufs produits dépend de la taille de la femelle : plus elle est grande, plus elle produira d’œufs. La fécondité moyenne d’une truite de mer s’établit à 2000 œufs / kg de femelle. La taille des œufs augmente aussi avec la taille de la mère, et avec l'augmentation de la taille des œufs, la croissance précoce et la viabilité de la progéniture augmentent. La majorité des œufs n’atteindront cependant jamais le stade adulte...
Après la reproduction, les géniteurs survivants, appelés « bécards », rejoignent la mer pour se refaire une santé avant une nouvelle migration. Contrairement au saumon, la truite de mer survit assez bien à l’épreuve de la reproduction : certains individus pouvant se reproduire dans leur vie jusqu’à 6 fois !
Une stratégie de reproduction alternative chez les mâlesSur les frayères, les grands mâles et petits mâles résidents entrent en compétition. Plus costaud, très agressifs et bénéficiant d’une grande quantité de sperme, les grands mâles bénéficient d’un avantage qui leur assure la préférence des femelles et devraient s’assurer une victoire sans partage. Mais les petits mâles sont vifs, nombreux, malins et se cachent près des frayères. Ils n’ont alors aucun mal à féconder eux aussi les œufs en se glissant sous le couple. Ces petits mâles peuvent participer activement à la reproduction. La maturation sexuelle et la smoltification peuvent être considérées comme des développements concurrents en termes d’allocation d’énergie. Les besoins énergétiques pour la smoltification après la maturation peuvent être trop importants pour permettre la migration des petits mâles résidents dans les temps, mais cela se produit néanmoins. |
La croissance des jeunes en rivière
Dans les secondes qui suivent la ponte, l’œuf de truite, de couleur orange ou ambre, est déposé dans le nid, rapidement recouvert par les graviers grattés par la femelle. Au printemps, l’œuf donne naissance à une larve de truite qui reste sous le gravier, dans des habitats peu profonds et courants, et continue de se développer en utilisant les réserves contenues dans sa vésicule vitelline. Une fois leur sac vitellin résorbé, la larve émerge du substrat. A partir de ce moment, le juvénile de truite est confronté à deux besoins vitaux qui vont déterminer son placement dans l’habitat : se maintenir dans l’environnement lotique et s’alimenter en évitant les prédateurs.
Juvénile de l'année (tacon 0+) de truite (© P. Rigalleau, ARPB) | Le jour, les alevins maintiennent un poste d’alimentation sur dérive face au courant dans le chenal ; de nuit, ils rejoignent les habitats en berge, qui offrent à la fois un refuge vis-à-vis du courant et contre les prédateurs d’origine aquatique. A mesure qu’ils grandissent et que leurs performances de nage s’améliorent, les juvéniles vont peu à peu se poster dans des habitats plus courants et profonds de jour. Ils vont également abandonner progressivement les habitats de bordure la nuit, et la hauteur d’eau devient un paramètre essentiel du placement des juvéniles. |
Dans les cours d’eau bretons, la séquence radier/mouille offre un milieu contrasté que les juvéniles de truites utilisent pour répondre à leurs besoins quotidiens ou saisonniers d’alimentation, de cache et de repos. Elle regroupe en effet les conditions de gîte (en profond) et de nutrition (en radier). Au cours de la croissance des tacons, les changements d’habitats peuvent prendre place dans cette unité d’habitat élémentaire fonctionnelle. Son utilisation peut se résumer ainsi :
- Après l’émergence en début du printemps, les alevins se situent près des berges. Très rapidement, se met en place des déplacements diurnes vers le chenal dans des habitats plus courants et profonds pour l’alimenter. C’est dans les faciès courants de type radier que l’on trouve les plus fortes densités d’alevins, mais les berges des faciès plus profonds peuvent également être utilisées. A mesure qu’ils grandissent, les alevins délaissent les berges et recherchent des habitats plus profonds.
- Les juvéniles 1+ affectionnent les faciès profonds du ruisseau comme habitat de repos et de refuge. La journée, les juvéniles 1+ se distribuent dans les habitats plus rapides en radier ou dans les veines de courant pour s’alimenter sur la dérive. Les mouvements journaliers entre radier et profond sont particulièrement marqués pendant la période estivale, lorsque les débits sont faibles et les postes d’alimentation sur dérive plus rares.
Les structures immergées, comme la végétation aquatique, jouent un rôle important dans l’utilisation de l’habitat par les juvéniles de truite, en offrant un abri contre lequel ils peuvent se dissimuler des prédateurs. La présence d’abris immergés permet en outre une meilleure accessibilité aux postes d’alimentation sur dérive pour les individus dominés.
La diversité fonctionnelle des habitats s’impose ainsi comme une règle générale en matière de gestion des cours d’eau afin que la truite puisse réaliser l’intégralité de son cycle de vie :
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Le départ vers la mer
Suivant les ressources alimentaires disponibles et la densité de juvéniles,une partie des jeunes truites qui ont passé 1 à 3 ans en eau douce, s’adapte à l’eau salée et migre vers la mer pour prendre le large au printemps. Ce processus, appelé smoltification, permet ainsi aux truites d’acquérir les capacités pour vivre dans le milieu marin. Au cours de cette période, elles s’imprègnent de l’odeur de la rivière pour la retrouver le moment venu… |
C’est une véritable métamorphose qui s'opère chez la jeune truite, placée sous contrôle hormonal et nerveux, et influencée par la température, la photopériode et le débit. Le juvénile de truite de mer, comme le saumon, met en place au printemps des mécanismes d'adaptation à l'eau de mer (smoltification). Cela se traduit par des changements physiologiques, morphologiques (robe argentée) et comportementaux (migration en banc vers la mer). La smoltification a transformé la jeune truite en smolt, apte à s’adapter, croître et survivre dans un milieu totalement différent de celui où elle est née et a grandi. Maintenant, elle « survit » en eau douce : elle quitte alors le cours d’eau dans lequel elle se trouve en situation de stress…
La dévalaison des smolts de truite se déroule au printemps entre mars et avril sous l’influence de la température, du débit et de l’âge de l’individu, les plus âgés dévalant en premier. Il existe une « fenêtre physiologique » (capacité d’adaptation à l’eau salée) et une « fenêtre écologique » (conditions environnementales – température, oxygène, polluants – dans l’estuaire) qui synchrones, permettent aux smolts d’entrer en mer dans des conditions optimales de croissance et de survie. |
(-> en savoir plus sur la phase de smoltification : article 3 de la chronique "Une année avec la truite de mer")
La croissance des truites en mer
La truite de mer, contrairement au saumon, n’effectue pas de longues migrations vers les zones de grossissement de l’Atlantique Nord ; elle reste à proximité des côtes ! La distance jusqu’à la côte et la profondeur des zones marines limite la distribution des truites de mer : il est généralement admis que la plupart des truites anadromes se nourrissent dans les eaux peu profondes à moins de 100 km de l’embouchure de la rivière.
Les truites de mer resteront 4 à 14 mois en mer - préférentiellement près des côtes - avant de remonter son cours d’eau natal pour s’y reproduire. La truite de mer a la particularité de pouvoir se reproduire plusieurs années consécutives.
A leur retour en rivière, trois types de truite de mer se distingue en fonction de la durée du séjour marin :
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Contrairement à la phase en eau douce du cycle de vie de la truite de mer qui est bien documentée, de nombreux mystères de sa phase marine restent à percer... Dans le cadre du programme européen SAMARCH (Salmonid management round the Channel - Gestion des salmonidés dans la Manche), des d’analyses génétiques, basées sur de nouveaux marqueurs, devraient permettre d’identifier d’éventuelles zones de la Manche utilisées de façon plus fréquente par les truites de mer. Ceci contribuera entre autres aux éléments d’aide à la décision pour les projets d’aménagements maritimes et côtiers.
Régime alimentaire
La truite est une espèce très opportuniste. Son régime alimentaire varie considérablement en fonction de la disponibilité alimentaire du milieu et des variations saisonnières et journalières. Elle se nouriit de crustacés, d'insectes aquatiques et terrestres, de larves d'insectes, mollusques, poissons... En rivière, les tacons se nourrissent essentiellement d'invertébrés.
Bibliographie
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Charles K., Guyomard R., Hoyheim B., Ombredane D., Baglinière J-L., 2005. Lack of genetic differenciation between anadromous and non-anadromous sympatric trout in a Normandy population. Aquatic living ressources, 18 : pp 65-69.
Cucherousset J., Ombredane D., Charles K., Marchand F., Baglinière J-L., 2005. A continuum of life history tactics in a brown trout (Salmo trutta) population. Canadian journal of fisheries and aquatic science, 62 : pp 1600-1610.
Nevoux M, Finstad B, Davidsen JG, et al. Environmental influences of life history strategies in partial anadromous brown trout (Salmo trutta, Salmonidae). Fish Fish. 2019;00:1–32. https://doi.org/10.1111/faf.12396
Ombredane D., Baglinière J-L, Berebi P., 2012. La truite commune (Salmo trutta, Linné 1758). In "Atlas des poissons d'eau douce", sous presse.
Pour aller plus loin...
"Les poissons d'eau douce de France" Coordinateurs : Philippe Keith, Henri Persat, Eric Feunteun et Jean Allardi Biotope Éditions (ISBN Biotope : 978-2-914817-69-1) |