Le changement climatique en cours est sans équivoque. L’océan et l’atmosphère se réchauffent et s’asphyxient (augmentation des gaz à effet de serre, acidification des océans…), les glaciers fondent, le niveau moyen de la mer s’élève… En mer, ces changements se traduisent déjà par une modification des écosystèmes marins, avec en particulier des répercussions sur l’ensemble de la chaîne alimentaire. Dans les cours d’eau bretons, des étés plus chauds et plus secs et des hivers plus doux et plus humides, ponctués d’épisodes météorologiques extrêmes plus fréquents, devraient se succéder et se traduire par un réchauffement des eaux, des crues soudaines et des étiages très marqués.
Face à ces modifications importantes, les capacités des poissons migrateurs à réagir et à s'adapter aux variations des conditions environnementales restent néanmoins limitées sur de courtes périodes. Même si de nombreuses incertitudes subsistent sur les causes et le rythme du changement climatique, les premiers effets sur les poissons migrateurs apparaissent déjà :
- Modification de l’aire de distribution des espèces
Les espèces d’eau froide et caractérisées par des tolérances thermiques faibles telles que le saumon atlantique ou la truite commune seraient systématiquement les espèces les plus touchées dans un contexte de changement climatique (Pont et Rogers 2003, Buisson et al. 2008, Buisson et al. 2010, Tisseuil et al. 2012a, Explore 2070 – MEDDE/Biotope 2013 in Baptist et al., 2014). Une étude rétrospective a d’ailleurs mis en évidence une diminution de près de 10 % des habitats favorables pour la truite et à l’inverse, une augmentation des habitats favorables de 5 % pour le chevaine. (Comte et Grenouillet, 2013 in Baptist et al., 2014).
Lassalle and Rochard (2009) ont projeté l’aire de répartition de ces espèces à l’horizon 2100 dans un contexte de changement climatique en se basant sur les facteurs environnementaux expliquant au mieux la répartition du début du XXème siècle. Les effets rapportés ou attendus du changement climatique sur l’aire de distribution des poissons migrateurs seraient :
- une augmentation du nombre de bassins favorables (entre 10 à 30% - cas de l’anguille ou de l’alose feinte - Alosa fallax)
- un déclin des populations au sud concomitant avec une augmentation des abondances des populations au nord : la grande alose, la lamproie marine, la truite commune
- une contraction de leurs habitats (saumon atlantique)
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© Rochard & Lassalle, 2010
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D’autres études montrent qu’il n’y aurait pas d’extinction du saumon dans une projection à 50 ans en raison d’une augmentation de la température d’1 ou 2 °C qui viendrait atténuer l’effet de la baisse des débits (Piou et Prévost, 2013). En revanche, on constate une baisse de la croissance des saumons en mer induite par une hausse des températures, une baisse de la production primaire (zooplancton) et une modification des courants de l’arctique (Piou et Prévost, 2013).
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- Modification des calendriers des moments clés du cycle de vie des espèces
En analysant les données de 40 stations localisées dans 28 cours, Legrand et al. (2020) a mis en évidence une avancée des dates de migration anadrome des poissons migrateurs, à l’exception de la civelle qui ne montre pas de modification. Pour les autres espèces, cette modification est en moyenne de -2,3 jours/décennie (un minimum de -0.2 jour pour la lamproie et un maximum de -3,7 pour les aloses) (Legrand et al., 2020).
Changement des dates de migration anadrome des poissons grands migrateurs en France entre 1984 et 2016. Les lignes pointillées-point indiquent les dates de début (c.-à-d. le jour julien où 5% de tous les individus ont migré), les lignes pleines les dates médianes (c.-à-d. le jour julien lorsque la moitié des individus ont migré) et les lignes pointillées les dates de fin (c.-à-d. le jour julien où 95% des individus ont migré). Les enveloppes grises indiquent les intervalles de confiance à 95% (source : Legrand et al., 2020)
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La désynchronisation (précocité ou retard) des périodes de migration avec les conditions environnementales du milieu peut également nuire à leur reproduction ou croissance, c’est-à-dire à leur survie.
Et la continuité écologique dans tout ça ?
Les ouvrages transversaux en plus d’être un frein à la migration des poissons migrateurs engendrent de fortes modifications physico-chimiques de l’eau et bouleversent la morphologie des cours d’eau. Le changement climatique accentuera très probablement ces impacts à travers l’augmentation de la température des eaux, la réduction des précipitations ou indirectement à travers l’émergence de conflits d’usage autour de la ressource en eau (Baptist et al., 2014) :
- Les ouvrages participent à l’élévation de la température de l’eau à la diminution des teneurs en l’oxygène dissous, facteurs accélérateurs de l’eutrophisation de l’eau
Même si les eaux chaudes, jusqu’à une certaine limite, favorisent une croissance plus rapide des poissons, l’augmentation de la température, en plus de modifier les calendriers de migration, va directement affecter la survie des poissons migrateurs, en particulier des salmonidés. A titre d’exemple le saumon connait un stress thermique au-delà de 17°C, cesse tout mouvement migratoire à partir de 20°C et peut mourir à partir de 25°C…
- Les ouvrages écrêtent les débits d’étiage ou de crue et accélèrent l’évaporation
Des débits faibles, conjugués à la hausse de la température de l’eau en été et à l’automne, rendent les conditions de vie plus difficiles en eau douce, augmentant le risque de mortalité. Ces effets se répercutent également sur la disponibilité de la ressource en eau : le débit moyen des rivières diminue et les étiages sont plus sévères et plus long ce qui impacte fortement la capacité des poissons migrateurs à se déplacer.
L’adaptation d’une espèce au changement climatique dépendra dans une large mesure à sa capacité à se disperser et trouver de nouveaux habitats adaptés (Branch, 2007 in Rochard et Lassalle, 2010). La fragmentation des cours d’eau est susceptible d’empêcher de nombreuses espèces d’émigrer vers de nouveaux milieux plus favorables. Mais pas uniquement… L’effet retenue des ouvrages risque par ailleurs d’augmenter, exacerbant les effets d’un déficit d’eau dans les cours d’eau et aggravant les conditions d’habitat des poissons migrateurs.
La libre circulation apparait ainsi comme primordiale pour la préservation des poissons migrateurs en favorisant leur déplacement vers des conditions environnementales plus favorables. Le maintien des continuités écologiques existantes et/ou leur restauration serait donc un levier important pour leur permettre de rejoindre ces habitats à l’avenir. L’effacement des obstacles reste la mesure la plus efficace d’un point de vue écologique pour reconstituer la continuité pour l’ensemble des espèces, restaurer les habitats lotiques indispensables à de nombreuses espèces et le transport solide associés (Baptist et al., 2014).
Face à l’évolution des conditions marines incontrôlables et de plus en plus difficiles pour les poissons migrateurs, favoriser la résilience des milieux en préservant des habitats aquatiques en bon état apportera aux poissons migrateurs les meilleures conditions de vie en eau douce possibles dans le contexte de changement climatique.
Sources :
- Baptist F., Poulet N., Séon-Massin N. (coordinateurs), 2014. Les poissons d’eau douce à l’heure du changement climatique état des lieux et pistes d’adaptation. ONEMA, Comprendre pour agir, mai 2014
- Lassalle G., Rochard E., 2009. Impact of twenty-first century climate change on diadromous fish spread over Europe, North Africa and the Middle East. Global change biology, n°15 : pp 1072-1089. https://doi.org/10.1111/j.1365-2486.2008.01794.x
- Legrand M., Briand C., Buisson L., Artur G., Azam D., Baisez A., Barracou D., Bourré N., Carry L., Caudal A.-L., Charrier F., Corre J., Croguennec E., Der Mikaélian S., Josset Q., Le Gurun L., Schaeffer F., Laffaille P., 2020. Contrasting trends between species and catchments in diadromous fish counts over the last 30 years in France. Knowl Manag Aquat Ecosyst 421: 7. https://doi.org/10.1051/kmae/2019046
- Piou, Prévost E., 2013. Contrasting effects of climate change in continental vs. oceanic environments on population persistence and microevolution of Atlantic salmon. Glob Chang Biol. 2013 Mar;19(3):711-23.
- Rochard E., Lassalle G., 2010. Conservation de la biodiversité et changement climatique : un nécessaire changement de paradigme - Le cas des poissons migrateurs amphihalins. Sciences Eaux & Territoires, (3), 104–109. https://doi.org/10.14758/SET-REVUE.2010.3.20
- Conséquences du changement climatique sur les poissons migrateurs en métropole : https://www.ofb.gouv.fr/actualites/consequences-du-changement-climatique-sur-les-poissons-migrateurs-en-metropole#